L’actualité scientifique de la rentrée confirme l’ébullition de ces dernières années autour de l’intelligence artificielle. Le débat, de purement scientifique ou informatique, en vient maintenant à aborder d’autres dimensions épistémologiques, historiques, philosophiques et anthropologiques. Après Nexus de Yuval Noah Harari sorti en langue française en septembre, voici L’IA, le philosophe et l’anthropologue de Pascal Picq qui tente d’y voir plus clair en convoquant philosophie, anthropologie et évolution. Le parti pris par Pascal Picq de discuter de l’intelligence artificielle à partir de la philosophie et de l’anthropologie est pleinement approprié puisque cette intelligence artificielle manipule l’information, c’est-à-dire la connaissance, qui est au cœur de la pensée, apanage de l’être humain à ce qu’il nous en croit. La machine pense, donc elle est ; la machine interagit avec l’être humain, donc elle co-évolue avec lui. Ce sont là deux propositions dont il est bien difficile de savoir si elles sont ou seront bientôt vraies mais il est bien évidemment important de les discuter pour savoir comment nous devons user de ces machines d’une nouvelle nature. Le parti pris méthodologique de l’auteur est celui, comme il l’explique au début de l’ouvrage est celui d’un dialogue à trois entre un philosophe, un anthropologue et ChatGPT. C’est une option pour le moins originale et a priori riche de perspectives. Le philosophe choisi est Raphaël Enthoven, philosophe-journaliste souvent polémiste. C’est un choix de ce fait discutable pour une discussion apaisée, et, effectivement Raphaël – nom générique pour représenter le philosophe – disparait assez vite du propos. L’anthropologue est Pascal Picq bien sûr. Celui-ci tient aussi le rôle de modérateur de la discussion, et également celui d’interlocuteur de ChatGPT alias Klara qui, dans l’état actuel des techniques, ne peut que répondre à des questions bien formulées, à entendre comme des questions non pas courtes et ouvertes comme en philosophie mais très détaillées et contenant pour partie quelques bribes des pistes de réponses. En fait, Pascal Picq est le seul maître du jeu. ChatGPT – dont les réponses sont bien sûr celles de ChatGPT – expose en détail quoique de façon scolaire les états de l’art des questions philosophiques ou anthropologiques envisagées. C’est là un des intérêts de ce livre que de nous faire faire ce vaste tour d’horizon.Toute une première partie envisage d’une part les questions de la nature de l’intelligence humaine et du savoir philosopher et d’autre part la question de la nature de l’intelligence artificielle en devenir. La thèse de Pascal Picq est que tout cela n’est qu’une question de temps, et que, puisque les machines de l’intelligence artificielle travaillent à partir de réseaux de neurones, leurs travaux systémiques produisent et produiront in fine des propriétés émergentes que nul n’attendait – comme philosopher ou interagir ou faire preuve d’empathie – ce qui est le propre du cerveau humain.
Une seconde partie envisage en quoi la philosophie et ses objets d’études devraient être modifiés par l’intelligence artificielle. Deux points sont principalement soulignés par Pascal Picq. Le premier point est celui de la nécessité selon lui de devoir abandonner le dualisme déclarant infranchissable la barrière entre l’humain et le monde et de devoir redonner prise à d’autres modalités de pensée comme l’animisme, le totémisme ou l’analogisme. Le second point est de devoir revoir en profondeur la philosophie des technologies qui doit penser le co-développement de l’humain et de la machine.
Derrière l’IA, il y a forcément l’humain, et celui-ci, bien avant l’IA est capable d’intentions bonnes ou mauvaises : il est – certains ajouteraient « encore » – maître du jeu et il est donc essentiel de s’intéresser au technologue pour empêcher que celui-ci – ou ses commettants – ne devienne l’apprenti sorcier dont même le sorcier ne pourra le tirer d’affaire. Le vrai débat est pourtant bien là – le bon usage de l’IA (ses cibles où elle serait plus efficace en termes de coût et d’énergie) et comment la contrôler – et non pas de savoir essentialiser l’intelligence humaine ou l’intelligence artificielle. C’est pour cela que la philosophie, l’éthique, l’anthropologie, mais aussi l’histoire, la sociologie, le droit, en fait toutes les sciences humaines, et même la littérature doivent être mobilisées pour préserver l’humanité. Mais à cela le livre n’apporte que peu de réponses, c’est sa faiblesse ; sa force étant d’interpeler tout un chacun à se poser de multiples questions. Il est intéressant de constater ainsi que dans les derniers chapitres où sont exposées les visions des quatre pensées du monde – dualiste, animiste, totémiste, analogiste – ces pensées expriment toutes – via ChatGTP – le besoin d’un contrôle.
Pascal Picq, Odile Jacob